Durant l'été 2009, Sébastien Leroy, nous fait revivre chaque week-end dans le journal Nord Eclair l'épopée du Grand Boulevard.
Première partie : Quand Mongy creusait le sillon de la métropole.
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La scène se passe aux prémices du XXe siècle, dans le bureau d'Arthur Stoclet, ingénieur en chef du département du Nord. L'homme qui se tient face à lui n'est pas n'importe qui. Il s'agit de l'un des esprits les plus brillants de l'époque.
Un visionnaire, fondateur de la compagnie des Tramways et Voies Ferrées du Nord, ancien ingénieur en chef de la ville de Lille : Alfred Mongy. Ce dernier vient présenter au département son projet. Le projet d'une vie : relier par un grand boulevard urbain les trois villes les plus puissantes de la région que sont Lille Roubaix et Tourcoing. Mongy y pense depuis quarante ans. En effet, dès 1860, alors qu'il est employé à la direction des travaux de Lille, le jeune homme conçoit un projet d'artère spacieuse entre la capitale des Flandres et les usines textiles de Roubaix qui tournent à plein régime.
Dans les villes, on étouffe « Il faut se rendre compte qu'à l'époque, on met des heures pour rallier Lille à Roubaix et Tourcoing. On part le soir et on arrive le lendemain matin ! », explique Jacques Desbarbieux, historien amateur à Mons-en-Barœul et animateur d'un site sur le Grand boulevard (1). La route est sinueuse, bordée par une campagne tranquille. Et puis, Lille, comme Roubaix et Tourcoing, commence à saturer. On étouffe. La main-d'œuvre arrive de partout et les conditions de vie se dégradent.
L'idée, hygiéniste, qu'il faut ouvrir les villes au grand air par des trouées et des promenades se répand. Mais l'initiative de Mongy est d'abord un échec, ne trouvant aucun écho auprès d'Auguste Richebé, le maire de Lille de l'époque. Vingt-cinq ans plus tard, Mongy parvient à convaincre Julien Lagache, alors maire de Roubaix. Mais encore une fois, le projet tombe à l'eau et reste en sommeil dans les tiroirs de l'ingénieur lillois.
Si bien que le jour de la rencontre avec Arthur Stoclet, Alfred Mongy sait que le moment est crucial. Il a 65 ans, c'est sa dernière chance de pousser à la naissance du grand Boulevard. Comme les Champs-Élysées « Les deux hommes s'entendent bien, raconte Jacques Desbarbieux. Stoclet va même plus loin que Mongy. Alors que celui-ci avait juste prévu une voie de 20 m de large, dédiée au tramway, l'ingénieur du département pousse jusqu'à 50 m, en anticipation du trafic automobile qui n'en est encore qu'à ses débuts. » Les deux alliés obtiennent, le 9 janvier 1905, l'assentiment du conseil général ainsi que la bénédiction d'Eugène Motte et Charles Delesalle, maires de Roubaix et de Lille. Commence alors un marathon de quatre ans pour réaliser la percée à travers la campagne. Le tracé de cet équivalent des Champs-Élysées, comme l'écrit le Journal de Roubaix, figure finalement un Y. Le sillon reliera Lille et Roubaix mais aussi Tourcoing. On perce les remparts à Lille, on exproprie les terres agricoles, on construit des ouvrages d'art qui subsistent aujourd'hui (dont le pont hydraulique de Tourcoing). Les dépenses sont pharaoniques (2 millions de francs de l'époque, 7 millions d'euros), on déplace 200 000 m³ de terre... Le 4 décembre 1909, tout est prêt pour le voyage inaugural des trams de l'« Électrique Lille-Roubaix-Tourcoing ». Le Grand boulevard est né. N'y manque plus que la vie riveraine. Mais ça, c'est une autre histoire...
Deuxième partie : L'axe des architectes
Art déco, art nouveau, gothique, classique, post-moderne... le Grand boulevard offre à qui lève le nez un panorama architectural complet du XXe siècle. Un véritable traité d'urbanisme long de 15 kilomètres, qui a contribué a en faire une artère unique en son genre.
Un collier de perles architecturales, long de 15 kilomètres. De Lille à Roubaix, de Marcq à Tourcoing, le défilé d'un siècle de bâtisseurs attend que des yeux se lèvent sur cette richesse de pierre. Pas évident, toutefois, de laisser divaguer son regard sur la géométrie des maisons art déco non loin de la station Buisson quand on s'apprête à s'enfoncer sous un mini tunnel. Encore moins de se laisser aller à la rêverie devant les maisons de style balnéaires de la rue de l'Abbé Bonpain, à la lisière de Lille et de Marcq-en-Barœul.
Pourtant, du front-à-rue aux petites adjacentes qui le desservent, le Grand boulevard recèle de nombreux trésors, dont beaucoup sont classés à l'inventaire du patrimoine architectural de la communauté urbaine. Autant de témoins de l'urbanisation galopante qui s'est enclenchée autour du Grand boulevard après son ouverture, en 1909.
Les capitaines d'industrie de l'époque, en particulier les maîtres du textile, vont progressivement établir leurs villégiatures sur ce qui est encore la campagne environnante, faisant appel à ce qui se fait de mieux en matière d'architecture : Cordonnier, Pouillet, Pagnerre, Mallet-Stevens même, comme en témoigne la Villa Cavrois à Croix. Et dans les années 20, l'imagination est au pouvoir dans ce domaine. Les maîtres de l'Art déco se jouent des contraintes d'urbanisme (il fallait ne pas dépasser 20 mètres de hauteur, par exemple). Sur le tronçon commun de l'axe, les coupoles fleurissent sur les immeubles de rapport. À La Madeleine, les maisons à « bow-window », ces fenêtres en saillies qui donnent du relief aux façades, font leur apparition. À Croix et à Roubaix, ce sont les maisons de maîtres à encorbellement en bois qui champignonnent à partir du Fer à Cheval sur toute l'avenue de Flandre. Des curiosités font aussi leur apparition, comme le 44/46 avenue de Flandres, « la maison isotherme » de Gabriel Pagnerre, dont le style à l'époque est fortement influencé par le trait du Corbusier, tout en forme rectiligne et cubique. Nous sommes en 1929, C'est une petite révolution.
Un siècle d'audace
L'après-guerre sera moins palpitant en termes d'innovation architecturale. C'est le temps des grands ensembles, du modernisme. Pas forcément joli. Mais fonctionnel. Dernière manifestation de la vitalité architecturale du boulevard, l'empiétement d'Euralille sur le Romarin, à La Madeleine avec l'édification de bâtiments très contemporains, qui jouent sur le mélange des matières, pierre, acier et verre. Un tournant sans doute, au sommet duquel se contemple un siècle d'audace urbanistique.