« Le Grand Boulevard. » Cette appellation exprime la fierté d’une région, ainsi que la monumentalité de l’axe en patte d’oie projeté dès la fin du xixe siècle pour relier les villes de Lille, Roubaix et Tourcoing. L’inauguration de l’artère, le 4 décembre 1909, scelle la rencontre de trois communes qui font alors figure de géants de l’industrie française, en même temps qu’elle ouvre de nouveaux territoires, pas seulement réservés aux couches les plus favorisées, à l’urbanisation d’une métropole en gestation.
Un article de Diana Palazova-Lebleu*
« Si la capitale est fière de ses Champs-Élysées, considérés comme uniques au monde, la nouvelle ville de Lille-Roubaix-Tourcoing compte rivaliser avec elle et la dépasser même, puisque son avenue sera double après bifurcation. » L’auteur de ce court extrait de la célèbre revue La construction moderne dissèque le projet de route entre Lille, Roubaix et Tourcoing en date du 13 janvier 1906. Les journalistes portent un regard ironique sur les ambitions avant-gardistes de ce « Grand Boulevard ». Quatorze kilomètres de voies, cinquante mètres de largeur segmentés en fonction des moyens de transport ; un « berceau de verdure » de six mille arbres au sein duquel piétons, cyclistes et cavaliers côtoient les automobiles et un nouveau tramway électrique dont « la vitesse égalera presque celle du métropolitain de Paris » !
Pourtant, cet ouvrage moderniste voit le jour grâce à l’action coordonnée de deux brillants chefs d’orchestre, les ingénieurs Alfred Mongy et Arthur Stoclet. La force du projet est d’offrir « non seulement des facilités de circulation indispensables, mais encore des espaces libres où l’air et la lumière puissent se répandre sans obstacles ». Après le chemin de fer qui pénètre à Lille en 1846, la nouvelle artère réalise une seconde trouée dans ses remparts désormais obsolètes, anticipant leur démantèlement en 1919. Elle contribue au désenclavement de la « capitale des Flandres », au resserrement d’une banlieue émiettée et à la conquête d’une campagne dont les étendues prometteuses, l’air pur et la verdure manquent au cœur des villes noircies par les fumées des usines.
Rencontres sociales
La nouvelle artère séduit en premier des populations aisées dont les affaires se trouvent dans les communes desservies. Choisir le Boulevard, c’est investir dans un cadre de vie agréable et sain, suffisamment proche des exploitations industrielles et commerciales, et suffisamment éloigné du bruit des usines et des centres-villes. Ce critère fonctionnel instaure une certaine polarisation de l’axe à la mode : ingénieurs, directeurs, rentiers, représentants, négociants, hauts fonctionnaires et quelques industriels lillois, comme les filateurs Descamps-Thiriez, optent pour le tronçon compris entre Lille et Marcq-en-Barœul. À partir du Croisé-Laroche, point de rencontre des trois branches de l’artère, les demeures sont majoritairement industrielles, destinées à de grandes familles de filateurs comme les Jonglez, Leuront, Duvillier, Dewavrin, Six, Masurel, Motte, D’Haussy et Lesaffre. La polarisation géographique est stimulée par l’étendue des terrains : La Madeleine et Marcq-en-Barœul, territoires plus denses, favorisent les rangs urbains en front-à-rue, formés d’hôtels particuliers accolés, alors que les paysages agrestes après Le Croisé-Laroche attirent les dynasties industrielles qui, depuis le dernier tiers du xixe siècle, tendent à s’éloigner de l’enceinte des usines et à éviter les mitoyennetés au profit d’écrins de verdure.
Parallèlement à l’aménagement du Boulevard, plusieurs opérations de voirie permettent son raccordement aux territoires préexistants. Près des fortifications lilloises, La Madeleine met en place de nouvelles voies, avant même l’inauguration de l’axe. Les rues du Docteur-Legay, de Paris, Berthelot et Ampère apparaissent dès 1907 ; en 1909, la rue Foubert aménage le côté opposé, où elle assure la jonction avec les rues du Ballon et de La Madeleine, le long du cimetière de l’est de Lille. En 1912, la rue du Jardin-Botanique réalise la soudure définitive de l’ouvrage à ces périphéries lilloises, où les populations ouvrières côtoient la petite bourgeoisie. Sur le même schéma, Marcq-en-Barœul, dont l’hippodrome est implanté à proximité du Grand Boulevard en 1928, entamera de vastes programmes urbanistiques, parallèles à l’ouverture du boulevard Clemenceau. Outre la rencontre de quartiers déjà aménagés, les nouveaux affluents au réseau départemental et municipal favoriseront les réalisations en direction des classes moyennes et des couches ouvrières.
Variations architecturales
Le grand gagnant de l’aménagement du Boulevard est l’éclectisme : tantôt classicisant, tantôt rehaussé de quelques notes Art nouveau ou Art déco, tantôt livré à des expérimentations régionalistes… Ses influences varient suivant la personnalité des propriétaires et l’image qu’ils souhaitent véhiculer. Certaines réalisations privilégient les accents bucoliques, en référence aux terrains qui les reçoivent. Aux abords du Boulevard, rue du Triez, à Wasquehal, l’architecte Henri Maillard livre ainsi une demeure à colombages où de pittoresques consoles en tête de bélier enchevêtrent leur portée décorative à l’emblème du propriétaire, engagé dans l’activité lainière.
La plupart des industriels adoptent les poncifs de l’architecture classique : façades tripartites et planes, multipliant colonnes, arcs, clés, frontons, guirlandes…, autant d’éléments qu’ils partagent avec les hôtels de ville dont se parent Tourcoing (Charles Maillard, 1885) et Roubaix (Victor Laloux, 1911). Jusqu’aux années 1960, Le Croisé-Laroche constituait l’apogée de cette esthétique classicisante grâce au château d’Hector Franchomme, codirecteur de la célèbre chocolaterie Delespaul-Havez depuis 1893. Cette demeure monumentale, construite en 1908 par l’architecte Armand Lemay, dominait la campagne marcquoise derrière un corps d’entrée en arc de triomphe, célébrant la puissance du commanditaire et celle du Boulevard des Trois Villes.
Dans les lotissements des classes moyennes, la répétition d’un même schéma de distribution occasionne des façades pétulantes, en phase avec la recherche identitaire des habitants. Le vocabulaire est plastique et allègre, les parois en brique reçoivent bow-windows et balcons en fer forgé à découpes fantaisistes, alors que les céramiques et briques vernissées polychromes contribuent à l’hygiénisme des lieux et alimentent son insatiabilité décorative. Ces lotissements rappellent certaines expériences faubouriennes comme la rue Gounod à Saint-Maurice, réalisée par Armand Lemay à partir de 1903. La soudure urbaine matérialisée par l’axe se transforme en lien identitaire : la classe moyenne, tampon dans l’échelle sociale, l’est aussi sur le plan urbain et architectural, où elle assure la transition entre l’esthétique populaire et celle des classes aisées.
Le lien social est encore plus fermement établi à travers l’architecture Art déco. Elle semble particulièrement convenir à certaines réalisations issues de la loi Loucheur (1928) qui ponctuent le paysage de Marcq-en-Barœul, au croisement des rues Sembat et de la Petite-Hollande. Dans cette lignée, les rues de la Paix et de la Prévoyance** résonnent comme un manifeste social : ces noms évocateurs couronnent la réalisation de plus de cent maisons au sein desquelles l’économie des moyens se transforme en parti pris architectural. La richesse du langage réside dans l’expression collective, la cadence décorative étant le fruit de répétitions de motifs simples. Ces ensembles réussissent le pari moderniste défendant le beau, l’utile et le vrai en architecture et font écho à l’Art déco que Robert Mallet-Stevens porte à son apogée dans une demeure industrielle le long du Grand Boulevard roubaisien : la villa Cavrois. Bien qu’issus de deux réalités sociales opposées, ces programmes partagent les mêmes visées fonctionnelles et esthétiques.
Quelques décennies plus tard, la rencontre architecturale entre le monde ouvrier et le monde industriel atteint son apothéose dans le couvent des Dominicains (1964, Pinsard et Hutchison, arch.), aux confins de Saint-Maurice et de La Madeleine. C’est entre les structures brutes héritées des fabriques et des maisons ouvrières que s’élèvent les prières dominicaines. L’édifice célèbre une rencontre à la fois urbaine, architecturale et humaine, à l’instar des liens profondément humains qui ont servi de base aux empires industriels. Cent ans après sa naissance, le Grand Boulevard est toujours redevable à ces rencontres avant tout identitaires qui lui ont donné un sens et une pérennité.
*Diana Palazova-Lebleu est étudiante en histoire de l’art (spécialité architecture contemporaine) et Ater (attachée temporaire d’enseignement et de recherche) à l’université de Lille-III. Elle achève actuellement un doctorat sur les œuvres des architectes Louis-Marie et Louis-Stanislas Cordonnier.
**Les rues de la Paix et de la Prévoyance à Marcq-en-Barœul sont l'œuvre de l'architecte Gabriel Pagnerre.